Vengeance

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ChroniqueOn a tous été un jour ou l’autre trahi, escroqué par un individu qui s’était déguisé en ami fidèle et bienveillant, poignardé dans le dos au moment où l’on traversait un moment de faiblesse. On a tous à des niveaux différents connu l’autre aspect de l’homme, son fond le plus haïssable.

Le 11/01/2016 à 12h00

On a tous été un jour ou l’autre trahi, escroqué par un individu qui s’était déguisé en ami fidèle et bienveillant, poignardé dans le dos au moment où l’on traversait un moment de faiblesse, dépouillé par celui qui prétendait vous rendre service, bref on a tous à des niveaux différents connu l’autre aspect de l’homme, son fond le plus haïssable, le plus méprisable, le plus dégueulasse.

Une fois trahi, une obsession s’installe : la vengeance. Dans certaines sociétés, elle est immédiate et sans concession. Dans d’autres, cela prend du temps à moins de réussir à y renoncer à force de méditation et de travail d’introspection qui éloignent de vous toute idée d’aller confondre le voleur et de l’écrabouiller.

On pense à la vengeance à la Monte-Cristo. Alexandre Dumas en a fait le fil conducteur de son roman. On pense aussi aux films sur la mafia.

Le dernier film de l’excellent réalisateur mexicain Alejandro Inarritu «Le Revenant» qui vient de sortir en Amérique et que j’ai eu la chance de voir dans une projection de presse, illustre le fameux slogan «la vengeance est un plat qui se mange froid». Là, le plat est glacé. C’est par moins 20 degrés que Glass, superbement joué par Leonardo DiCaprio, va assouvir son obsession, tuer celui qui a assassiné son fils. Cela se passe en 1840 dans une Amérique marquée par la lutte contre les Indiens. C’est l’histoire de trappeurs blancs qui se disputent avec les Indiens les peaux des castors et des bisons très prisées à l’époque en Europe. Glass, marié avec un Indienne, chasse avec son fils et quelques compagnons dont il est le chef. Très grièvement blessé par un grizzli, Glass est laissé pour mort et même enterré vivant dans la neige et son fils poignardé par l’un des trappeurs.

Le film raconte la lutte pour la survie et démontre qu’avec la force de l’esprit, avec la puissance intérieure, avec la volonté inébranlable de venger la mort de ce fils tant aimé, Glass réussira à vaincre toutes les épreuves de la nature et parvenir à retrouver l’assassin et le tuer. Les scènes sont d’une véracité extraordinaire et Leonardo DiCaprio se dépasse et nous impressionne par un jeu hyper réaliste et efficace.

Difficile de s’identifier à ce père meurtri, mais l’idée de vengeance le rend plus invincible que tout.

Le film est une réussite totale. Il a été tourné durant 9 mois en Argentine et au Canada. Les forêts sont filmées comme des décors de tragédie, arbres immenses hauts dans le ciel, montagnes sublimes et inaccessibles, source d’eau d’une puissance magistrale. Le chef opérateur a réussi à capter des lumières d’une grande beauté et d’un grand mystère, à croire que lui comme le réalisateur réalisaient un rêve de vengeance subliminale, car on ne fait pas un tel film uniquement pour les paysages d’une nature sans lois ni maîtres et le jeu des acteurs. Derrière une telle entreprise, il y a, caché quelque part, un drame intime, une escroquerie, un crime.

L’auteur de «Babel» est un humaniste d’une belle générosité. Son cinéma n’est pas mesquin. Il traite les grands thèmes des valeurs qui fondent une civilisation. Dans «Le revenant», il y a bien sûr la vengeance, mais il y a aussi, en sourdine ce que la tribu de sa femme chantait : se mettre debout contre l’arbre et lever les yeux au ciel ; l’esprit se nourrit de ces attitudes mais en aucun cas ne pousse l’être à renoncer à son humanité.

Glass rêve dans son épreuve où il a tant côtoyé la mort à des bribes de phrases qui résonnent comme une musique douce dans un environnement sauvage et cruel.

La sagesse nous demande de renoncer à la haine et aux mauvais sentiments. Difficile quand l’escroc vous nargue et poursuit sa besogne de voleur masqué. Difficile d’exercer le pardon. En même temps la même sagesse nous dit de ne pas réprimer certaines envies, une façon magique de se venger : démasquer l’escroc, dénoncer chez lui l’imposture et le donner aux chiens. Certains s’assoient sur la rive d’un fleuve et attendent de voir passer le cadavre de leur ennemi. Là, c’est une patience faite pour calmer les ardeurs de vouloir à tout prix détruire celui qui vous a trahi et dépouillé. Avec le temps, tout s’efface, tout se dilue dans la poussière et les vapeurs dégagées par la pourriture. Au fond, Glass avait raison. Cela se passait en un temps et en une époque où il n’y avait ni lois ni droits. Se venger était pour lui une façon de rester debout, fidèle à la mémoire de son fils. «Le Revenant», plus qu’un film à grand spectacle, une œuvre d’art qui nous concerne et nous interroge sur nos passions secrètes.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 11/01/2016 à 12h00