«Le Baigneur» est le premier roman de l’écrivain marocain Souleiman Berrada, publié en avril 2025 aux éditions Le Soupirail. Un récit sur l’enfance d’une densité inouïe, traversé par l’eau, la mémoire, le désir et la poésie. Un huis clos intimiste et sensuel dont l’action se situe dans un hammam traditionnel de la médina de Fès -ces bains maures aux dômes percés d’oculi tamisant la lumière. Nous sommes avant l’indépendance du Maroc et le protagoniste est un jeune garçon qui découvre pour la première fois les troubles de son corps et du désir.
Dans cet espace aquatique, utérin et maternel, protégé du tumulte extérieur, le narrateur (qui n’est jamais nommé dans le roman, un «je» anonyme) découvre peu à peu un monde nouveau. D’abord celui des femmes: enfant, il accompagne sa mère dans le hammam féminin, qu’il perçoit comme un «royaume des nymphes». Les corps nus des baigneuses -mères, tantes, nourrices et enfants- forment un univers enchanté: «en les voyant s’agiter de façon ludique, tournoyer… papillonner, folâtrer, crier, rire… sans qu’aucune frontière ne les sépare», s’émerveille-t-il. Le hammam apparaît comme un lieu matriciel, de douceur sensorielle, où le jeune protagoniste goûte une forme de bien-être indolent, bercé par les «mélodies très douces» des voix dans la vapeur.
Le hammam des femmes: tendresse, distance et transmission
Le bain féminin, vécu aux côtés de la mère et de la nourrice Dada Zaïda, est un monde de textures, d’odeurs, de murmures et de gestes enveloppants. La mère, paradoxale, est à la fois présence et retrait. Elle s’absorbe dans ses codes sociaux, ses convenances, et laisse l’enfant orphelin d’un regard. Une mère décrite dans toute sa sensualité, «se drapant le dos et les minces épaules dans une indéniable sensualité volontairement livrée». Elle est à la fois proche et lointaine, mais le plus souvent inaccessible: «Son regard s’arrêtait rarement sur le mien.» Son comportement est comparé à celui «des chefs intelligents» capables de séduire par leur écoute feinte, accentuant le sentiment d’abandon ressenti par l’enfant. Il criera, alors: «Pourquoi ne m’écoutait-elle pas? Quel effort, quel élan, quel jeu!»
Le basculement se produit lorsque le jeune garçon, arrivé à l’âge charnière où son regard change, se heurte aux interdits: alors qu’il s’aventure un peu trop loin dans les salles du hammam des femmes, une vieille baigneuse s’indigne de sa présence, le prenant à partie -lui, le garçon impubère, désormais perçu comme un intrus masculin. Cette scène cruciale, d’une grande force littéraire, est décrite à travers le désarroi et la honte du narrateur, soudain conscient d’avoir «violé quelque chose, d’avoir regardé un corps qui ne [lui] appartenait pas». Sa mère, humiliée par les reproches, comprend qu’il est temps de ne plus l’emmener en sa compagnie au bain maure.

Le narrateur, lui, ressent confusément une forme de fierté nouvelle mêlée de perte. Il saisit instantanément qu’une page se tourne: «Je sus immédiatement que ça serait la dernière fois qu’elle m’emmènerait avec elle. La dernière fois que je regarderais les femmes des autres… la dernière fois que je serais aussi proche de la beauté… la dernière fois que je mangerais des mandarines bénies à la cannelle au hammam, ce royaume de nymphes… tout cela serait fini, pensais-je.» Il quitte donc le giron maternel et s’apprête à pénétrer dans le monde paternel. Le décor fassi et le hammam ancestral servent donc de cadre symbolique à ce passage initiatique universel du fils qui doit se séparer de la mère pour grandir.
La rencontre d’Ismaël et le jeu du désir
C’est dans le hammam des hommes -nouvel espace qu’il aborde avec appréhension et curiosité- que survient l’élément central du roman: la rencontre, ou plutôt l’apparition onirique, d’un autre baigneur nommé Ismaël. Ce dernier est un jeune homme dont la beauté saisit le narrateur et provoque en lui un émoi inconnu. La vision de ce corps en pleine lumière trouble profondément notre héros, révélant l’éveil d’une attirance masculine jusque-là insoupçonnée. «Je regardais ce garçon, et je ne pouvais pas sauver le meilleur de moi-même...», confie-t-il. Le désir se dit par le regard, la rêverie, la métaphore artistique: «Je voulais aussi photographier Ismaël, le garder pour moi comme un providentiel souvenir de voyage...» Chaque geste d’Ismaël -le ruissellement de l’eau sur sa peau, la courbe de ses épaules sous la vapeur- devient un événement intérieur pour le garçon. Fasciné, il observe en silence, partagé entre curiosité et pudeur, cherchant à comprendre la nature de cette fascination soudaine. Cette franchise érotique, fort rare dans la littérature marocaine, est abordée sans vulgarité par l’auteur.
Le narrateur et Ismaël engagent une relation faite de non-dits, de regards, puis de gestes tendres. D’abord furtifs dans la pénombre du bain, leurs échanges gagnent en intensité en dehors du hammam. Berrada relate ainsi l’initiation du narrateur qui se prolonge au-delà des murs chaulés du bain maure, dans la vie réelle.
Le monde du père: l’entrée dans la sphère masculine
Le père, figure jusque-là en arrière-plan, prend soudain une importance capitale: c’est lui désormais qui conduit son fils au hammam, lui qui présidera à son éducation d’homme. Le roman insiste sur ce passage de relais symbolique. Le narrateur, qui connaissait la douceur insouciante du bain avec maman, découvre un univers différent: plus austère en apparence, plus calme, presque sacré dans son silence. Dans le bain maure masculin, la vapeur est «plus discrète, plus calme». Finis les rires et les cris des fillettes qui résonnent; ici les hommes parlent bas, dans un murmure grave, ou se taisent. L’enfant, d’abord intimidé, se sent pourtant étrangement bien dans cette atmosphère feutrée. Il éprouve même une fierté nouvelle à être admis parmi les hommes. «J’adorais désormais y aller avec lui [son père] voir la source de ma stupeur, la regarder à loisir et lentement avec des yeux de Narcisse», confie-t-il.
La «stupeur» dont il parle, c’est l’étonnement fasciné devant le mystère du corps masculin adulte qu’il peut enfin contempler librement. Il observe «des cuisses, des mollets, des chevilles» d’hommes, ces détails anatomiques jusqu’alors inconnus, avec l’avidité candide d’un explorateur. Il veut «posséder [son] propre corps, le dominer», marquant surtout l’appropriation de son identité masculine. La chaleur, la promiscuité, l’absence de vêtements font tomber les masques sociaux: «le hammam désarmait [les hommes], leur rappelait ce qu’ils avaient été au même âge que moi, leur octroyait une oasis de liberté, une douceur au masculin… laissant tomber l’avide fardeau de tout clivage». Ces hommes austères redeviennent de grands enfants. Le narrateur voit des grands-pères s’amuser comme des petits, des notables chanter et jouer comme des gamins en éclaboussant l’eau. Le hammam masculin est «une petite société clandestine… un clan où dès que vous franchissez le seuil, vous en devenez un membre… un territoire inviolable, libre, confidentiel, protecteur des droits… avec le sentiment familier d’être entre nous, cousins, oncles… tous frères».
Tanger et au-delà: utopie et exil poétique
Tanger surgit comme un mirage, un lieu rêvé d’évasion, d’amour possible, de liberté. Le texte suggère alors un possible qui peut accueillir le narrateur et Ismaël dans une lande qui ne condamne pas. Loin du père, et de la mère, car «là-haut, on osera plus volontiers s’abandonner», dit l’auteur. Tanger devient le théâtre d’une vie rêvée, sensuelle, esthétique, sans jugement. «Ce n’est pas encore trop tard. Tu sais! La jeunesse émeut...» Le récit quitte le bain pour rejoindre une cartographie mentale de l’exil: une géographie du désir et de la consolation, entre Tanger la blanche, l’Espagne, la Grèce et l’Italie. Tanger devient alors la ville de la mémoire, de la sensualité assumée, du bonheur arraché à la norme. Le narrateur s’y projette comme dans un tableau, dans une vie future, mythifiée par les artistes et les amants clandestins. Tanger devient ici l’anti-Fès, la contre-ville où la jeunesse ne rime plus avec surveillance, mais avec invention. Le narrateur s’imagine déjà dans une «nuit tangéroise, lisse, bleutée, fraîche, sybarite, entourée de toutes parts de fleurs presque fanées de l’âme antique». Tanger est vue comme héritière directe de la Grèce antique, une terre d’éphèbes, de poésie et de volupté, où l’on vit sous le signe de Thucydide, où «on ne possède ses biens, ses amis et sa vie que pour un jour».
Tanger devient aussi la ville de la consolation différée, comme si tout pouvait y recommencer. «Un dernier verre, face à la mer, face à la liberté, face à l’Espagne […] bras ouverts à accueillir nonchalamment l’azur bleu dans Tanger, ce bout du monde oriental, entre leur Europe et notre Maroc.»
Sur l’auteur
Souleiman Berrada est né en 2001 à Tanger. Homme de théâtre et écrivain, la sortie de son premier roman «Le baigneur» a marqué les esprits lors du Festival du Livre de Paris 2025. Son roman, d’une grande qualité littéraire, a été salué comme une révélation, mettant en lumière une nouvelle voix prometteuse de la littérature marocaine contemporaine.
«Le baigneur», de Souleiman Berrada, 124 pages. Éditions Le Soupirail, 2025. Prix public en France: 22 euros. Disponible en précommande au Maroc: 200 dirhams.
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