Pour faire un film, il ne faut avoir peur de rien ni de personne

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ChroniqueOù il est question de cinéma, d’ouverture et d’(auto)censure.

Le 13/02/2016 à 18h37

John Cassavetes, immense cinéaste américain, avait l’habitude de répéter une phrase étrange mais très belle, très juste: «Pour faire un film, il ne faut avoir peur de rien ni de personne». C’est exactement dans cet état d'esprit que j’ai réalisé un premier film, un court métrage, à la fin de l’année 2014. «La Perruque», ou l’histoire en 18 minutes, sans dialogues mais avec beaucoup de bruits, d’un jeune homme qui rentre dans une salle de cinéma et fait des passes…

Le film a fait son petit bonhomme de chemin. Il a voyagé en Europe et même sur le continent américain, mais sans moi ni aucun membre de l’équipe. Au Maroc, où il n’a bénéficié d’aucune aide publique, le film n’a été pris dans aucun festival. Parce que trop mauvais? Parce que le «sujet»?

Une association culturelle marocaine, connue pour son engagement, a accepté de projeter le film. Avant de changer d’avis et de se rétracter…

«C’est le Maroc, m’expliquait-on entre les lignes. On ne peut pas tout montrer». Je ne vais pas jouer les naïfs, moi qui exerce le métier de journaliste depuis plus d’un quart de siècle. Je m’y attendais un peu. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de me poser la question : aurai-je, un jour, la possibilité de voir ce film, mon film, sur grand écran ?

Alors l’occasion s’est présentée, il y a une semaine à Clermont Ferrand, où le film était en sélection officielle dans l’un des meilleurs rendez-vous de court métrage en Europe et peut-être bien dans le monde. Cette fois, je suis monté dans l’avion et j’ai voyagé avec le film. Je n’ai pas regretté.

Le jour de la première projection, mon trouble était grand. Je ne me suis jamais senti aussi seul, alors que j’étais au milieu de ce qu’on appelle le «grand public», c’est-à-dire une foule d’inconnus venus voir un film. J’étais ému, j’avais les larmes aux yeux. Alors je me suis terré dans un coin de la salle pour que personne ne puisse constater mon trouble pendant la projection…

On m’a posé plus tard des questions, beaucoup de questions. Une de ces questions m’a interpellé plus que les autres. Je la partage avec vous: cela vous fait quoi de ne pas pouvoir montrer le film chez vous?

Ce que cela me fait? Il me faudrait noircir un livre entier pour décrire mon désarroi. C’est dur, très dur. Et c’est surtout angoissant de penser qu’au Maroc, on n’arrive plus à montrer certaines images : je pense par exemple à «Much loved» que le public tunisien a pu voir, mais que la censure a interdit au public marocain de voir.

Serions-nous moins ouverts ou plus fermés que les autres? Sommes-nous condamnés, à terme, à pratiquer cette horreur qui consiste à faire «une version pour le public marocain» et une version pour les autres, comme si les Marocains, c’est-à-dire nous, étaient moins adultes que les autres? J’espère que non, mais…

Pour revenir au festival de Clermont Ferrand, je ne peux pas m’empêcher de glisser un mot d’encouragement à Aida Senna, qui présentait son film en compétition («Amal», une belle réflexion sur le viol), et à l’Algérien Omar Belkacemi qui a vendu sa récolte de figues sèches (il est paysan dans le civil) pour monter son très beau «Lmuja». En voilà un, dirions-nous, qui n’a peur de rien ni de personne pour faire un film!

Par Karim Boukhari
Le 13/02/2016 à 18h37