Coup de cœur: un superbe roman sur l’Egypte de 1959

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ChroniqueC’est le roman de l’attente! Une jeune femme attend l’homme qu’elle aime. Elle regarde le ciel, interroge les nuages et écrit. Que deviennent les sentiments quand ils sont mis à rude épreuve de l’attente, quand ils sont ignorés par le système militaire et politique?

Le 10/05/2016 à 09h59

Cette semaine est paru «Tenir tête aux dieux», le premier roman de

Mahmoud Hussein, patronyme de Adel Rifaat et de Bahgat El Nadi, deux intellectuels égyptiens connus pour leurs essais sur l’individu et la liberté dans le monde arabe, sur la lecture du Coran et sur la vie du Prophète Mohammed.

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Quand on a vingt ans en Egypte au moment où Nasser exerce un pouvoir totalitaire, il n’est pas conseillé de tomber amoureux. Ou alors il faut vivre en fermant les yeux sur les dérives anti-démocratiques oubliant sciemment les valeurs de justice et de dignité.

Mais le narrateur de cette histoire est un étudiant qui croit que le peuple mérite d’être mieux considéré et mieux traité ; il croit même à la révolution et à l’égalité des droits entre l’homme et la femme, évoque au passage «la dictature du prolétariat». Nadia est une révélation, un éclat de lumière dans la nuit et le bruit sur lesquels Nasser compte pour mener l’Egypte vers un avenir qu’il pense radieux alors qu’il s’en prend d’abord aux opposants et les envoie revoir leur copie dans des prisons en plein désert.

L’amour, la découverte d’un sentiment fort et beau, l’émergence d’une passion inscrite dans la lutte des classes et le militantisme, rendent une relation qui aurait pu être naturelle une épreuve marquée par l’absence et l’attente. Alors Nadia écrit à son amoureux jeté avec d’autres dans le camp de concentration d’Al Fayoum. Elle écrit de longues lettres et ne sait si le gardien du camp les remettra à son destinataire après les avoir lues pour la censure.

C’est le roman de l’attente! Une jeune femme attend l’homme qu’elle aime. Elle regarde le ciel, interroge les nuages et écrit. Que deviennent les sentiments quand ils sont mis à rude épreuve de l’attente, quand ils sont ignorés par le système militaire et politique? Le narrateur raconte ses jours et ses nuits avec d’autres camarades dans ce camp sans que la moindre explication ne lui soit donnée. Maltraitance, punition arbitraire, humiliation et violence, sont le quotidien de ces prisonniers dont l’unique délit est de penser et d’espérer une vie décente pour le peuple égyptien.

L’incarcération, ce n’est pas seulement la privation de liberté, c’est aussi le saccage d’une relation. On n’a pas le droit d’aimer quand le pouvoir dispose de votre vie, de votre temps. Même le temps intérieur, même la pensée intime sont combattus par des gardiens dont la stupidité n’a d’égale que leur brutalité.

Le narrateur résiste. Il découvre d’autres destins, de nouveaux amis, peut-être même un mythomane ou un traître, et ne renonce à rien de ce qui constitue le socle de sa personnalité, la dignité. Ame rebelle, il tient tête non seulement aux dieux, indifférents à son sort, mais à la cruauté d’un pouvoir militaire qui s’est trompé d’adversaire. Il s’est acharné contre ces fils du peuple qui voulaient une Egypte libre et moderne où l’individu serait reconnu, où les valeurs d’humanisme et de progrès seraient respectées.

Ce roman d’amour est aussi un magnifique hymne à la liberté. Les dictateurs n’aiment pas les anges, les fleurs et Mozart. Ils n’apprécient pas non plus qu’on pense par soi-même et qu’on exprime ses idées avec force. Les dictateurs ne connaissent rien des subtilités de la vie quotidienne, ignorent le superflu, l’essentiel qui fait qu’une vie reste mystérieuse et belle à vivre. Ils sont légion dans le monde arabe. Pauvre monde arabe qui ne mérite pas tant de férocité et de bêtise au pouvoir! Mais le peuple ne se tait jamais, ne plie jamais. Tôt ou tard, il fait entendre sa voix, que ce soit Place Attahrir ou dans les rues. La répression n’a jamais réussi à faire taire un peuple qui se bat au nom de la justice.

Pendant ce temps-là, Nadia attend. Viendra-t-il un matin sonner à sa porte et l’enlacer pour ensuite l’emmener loin, très loin de cet enfer? Pour le moment, il résiste, il ne baisse pas les yeux, il fixe avec calme et détermination les yeux inquiets du petit chef que tout le camp craint. Lui, il se tient debout et n’entend plus la voix de l’officier qui l’interroge. Il est ailleurs, il a rejoint son port d’attache, son arbre. Nadia est là et, derrière elle, une Egypte vive, heureuse, belle et féconde.

C’est un roman d’une belle espérance entêtée. A lire en attendant que l’Egypte retrouve son cœur et son corps réparés pour toujours!

Mahmoud Hussein, Tenir tête aux dieux. Editions Gallimard, 192 pages.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 10/05/2016 à 09h59