Mohamed Choukri dérange encore !

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ChroniqueUn documentaire sur la vie de l’écrivain «Choukri, un homme sincère» aurait été censuré par le festival de cinéma de Nador. Ayant traduit son autobiographie et avoir trouvé un titre «Le pain nu», je pense être bien placé pour parler de l’homme et de l’écrivain.

Le 06/05/2016 à 09h16

Mohamed Choukri, mort le 15 novembre 2003 et enterré en grandes pompes au cimetière de Marshane à Tanger (en présence du ministre de la Culture Mohamed Achaari et les autorités locales au complet), continue de déranger les tenants de la bonne morale, ceux qui pensent bien, qui n’ont aucun défaut, ceux qui n’ont jamais lu une ligne de cet écrivain et sont satisfaits d’eux-mêmes, ceux qui savent où se trouve le bien et où se loge le mal, ceux qui pensent que seule leur façon de penser et de vivre est la bonne et qui vous obligent à suivre le même chemin qu’eux, bref les gens dont l’hypocrisie n’a d’égale que leur étroitesse d’esprit.

D’après le Huffingtonpost Maroc du 27 avril 2016, un documentaire sur la vie de l’écrivain «Choukri, un homme sincère» aurait été censuré par le Festival de cinéma de Nador. Le réalisateur Driss Deiback, né à Melilla, affirme que le directeur du festival a refusé de programmer son film parce qu’il aborde «des thèmes délicats» qui pourraient «blesser les susceptibilités, surtout des intégristes religieux et d’autres spectateurs conservateurs». Petite précision: le film a reçu le visa d’exploitation du CCM.

Ayant traduit son autobiographie et avoir trouvé un titre «Le pain nu», je pense être bien placé pour parler de l’homme et de l’écrivain.

Mohamed Choukri était un blessé de la vie, un de ces hommes qui, dès la naissance, a fait connaissance avec l’arbitraire et l’injustice. Ses blessures étaient nombreuses et certaines bien profondes. Sa vie avait commencé dans la violence, celle d’un père sans scrupules dans un Rif brutal et féroce. Il avait réussi à échapper à cet enfer quotidien et à apprendre à lire et à écrire assez tardivement. Ensuite, il a connu d’autres violences à Tanger et aussi des aventures très limites pour ne pas mourir de faim. Tout cela «Le pain nu» le raconte avec des détails stupéfiants.

C’est un écrivain qui n’a pas eu à inventer sa vie, il lui a suffi d’égrener devant moi ses souvenirs encore brûlants. Il n’avait pas de manuscrit de son autobiographie. Tous les matins, il venait avec des pages écrites durant la nuit et je les traduisais en sa présence. Il lui est arrivé d’être à sec et de me dire «J’ai pas pu écrire cette nuit». Il me parlait, mais je tenais à ce qu’il rédigeât ce qu’il me racontait.

C’était une époque où Choukri buvait beaucoup. Ce fut à cause de cette addiction à l’alcool que j’avais imposé de travailler ensemble le matin. Son talent d’écrivain venait de sa propre vie, car il n’était pas tendre. Il noyait ses souvenirs dans l’alcool et jetait sur la vie un regard sans concession, sans pitié. Il disait ce que la bonne morale réprouvait, laquelle préférant taire le malheur plutôt que de le désigner du doigt. C’est ça un écrivain. Car il n’y a pas de littérature gentille, des romans «sympas», des livres qui vous font passer le temps. Non, la littérature, celle qui compte, est pleine de mauvais sentiments, d’immondices, de bavures du destin. Choukri connaissait bien les épaves de la nuit, les laissés pour compte, les prostituées qui se battaient pour quelques pesetas de plus (c’était l’époque où Tanger était internationale), il ne savait pas comment se comporter avec les femmes, il était mal à l’aise quand une de ces connaissances nocturnes lui rendait visite dans son petit appartement de la rue Tolstoï. Je l’ai vu malheureux parce qu’il ne savait pas aimer ni être «comme il faut». Autodidacte, il lisait beaucoup et tenait «Les Misérables» de Victor Hugo pour le chef-d’œuvre absolu. Avant de bien le connaître, je le voyais passer boulevard Pasteur, une dizaine de bouquins sous le bras comme s’il voulait dire à ceux qui ne le prenaient pas au sérieux qu’il lisait plus que n’importe qui.

Comme Jean Genet qu’il admirait, comme Tenesse Williams qu’il avait connu, il était un marginal dont la vie se confondait avec ce qu’il écrivait. Il aurait voulu écrire «Journal du voleur» version rifaine. Mais Genet était de loin beaucoup plus féroce que Choukri et ne pardonnait pas à la vie. Il me rappelait parfois Driss Chraïbi qui avait souffert de la réaction violente à la publication de son premier roman «Le passé simple». Il avait été traité de traître et de renégat !

Je n’ai pas vu le film de Driss Deiback. J’aime son titre. Choukri était un homme sincère, il ne jouait pas la comédie ou plutôt il vivait sa propre tragédie parfois avec éclats parfois avec une infinie tristesse.Ce n’est pas un hasard ni une mode le fait que «Le pain nu» est devenu un best-seller mondial et que les Marocains par milliers l’ont lu et adopté. Ce livre dit des vérités cruelles que les hypocrites d’hier et d’aujourd’hui censurent parce qu’ils sont incapables de les comprendre et surtout de les admettre. Oui, l’humanité n’est pas belle, il lui arrive même d’être dégueulasse et de tuer à petit feu des intelligences sincères comme Mohamed Choukri.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 06/05/2016 à 09h16