Rabi': "Un musée d'art contemporain, quel devenir?"

Brahim Taougar - Le360

L'inauguration du Musée Mohammed VI d'art moderne et contemporain a créé l'événement. Abdelkébir Rabi se penche avec nous sur l'impact de ce musée, voulu par le roi Mohammed VI, sur la reconnaissance de l'art et des artistes.

Le 18/10/2014 à 14h00

Le360: L’ouverture du musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain de Rabat a été un événement très attendu. Pour l’artiste que vous êtes, que représente l’inauguration d’un tel musée?

Abdelkébir Rabi’: La création d'un musée au Maroc, et de surcroît un musée d'art moderne et contemporain, est un événement majeur. Un événement appelé à déclencher une dynamique singulière et déterminante qui ne manquera pas d'agir, en profondeur et en surface, sur l'état actuel de l'art dans notre pays. Je commence par poser cette question: c'est quoi un événement? Littéralement, ça peut dire ceci : ce qui bouleverse un état de fait établi, ce qui arrive sans qu'on y pense, sans qu'on s'y attende; inversement, tout ce qui est calculé à l'avance, programmé ou projeté, tout ce qui ne saurait surprendre, encore moins émouvoir, tout cela ne peut nullement prétendre faire l'événement. Voilà où je veux en venir: Pour qu'il y ait réellement événement, il faut qu'il y ait, au départ, une action créatrice. Et une action créatrice ne vient pas du néant, comme ça, parce qu'on l'a voulu. C'est une réponse à une nécessité profondément ressentie, à une sorte d'appel insistant et intense. Et tout ce qui se réalise en conséquence, tout ce qui advient, est une œuvre accomplie, tangible et pleine de présence. Et c'est cela, à mon sens, qui fait l'événement, qui le justifie et qui lui donne cette portée consistante qui affecte la vie et oriente l'histoire des hommes.Et là je m'arrête à un détail qui me semble crucial, étant donné la valeur symbolique qu'il recèle. Le musée s'intitule: Musée d'art moderne et contemporain Mohammed VI. Associer le nom de notre glorieux souverain à celui d'une institution n'est jamais fortuit. Le seul fait que le musée d'art contemporain porte le nom illustre de notre roi suffit à assurer cette forme de création d'une reconnaissance indéniable et gratifiante.Je précise que l'art moderne et plus encore l'art contemporain, ont été, jusqu'à une période récente, décriés, ignorés et confrontés à l'indifférence quasi totale du grand public. Seule une élite pouvait se valoriser d'avoir eu très tôt accès à cet art qui suppose une certaine ouverture d'esprit et, préalablement, une prédisposition intellectuelle et matérielle. L'intérêt manifeste pour l'art de notre auguste roi a insufflé une dynamique nouvelle dans le contexte artistique national. Il a honoré les artistes, les galeristes et les collectionneurs par des décorations royales, indiquant par ce geste éminent dont la valeur symbolique est incontestable, toute sa sollicitude et son attention pour tous les acteurs de la scène artistique nationale.

Au moment où s'ouvraient grandement les portes du musée d'art moderne et contemporain à Rabat, se tenait une grande exposition-événement à l'Institut du Monde arabe à Paris, sous le titre évocateur et plein de sens : "Le Maroc contemporain". Une effervescence inédite, dont les effets immédiats et à long terme ne manqueront pas de marquer intensément le devenir de notre art.

Le musée d’art moderne et contemporain de Rabat retrace une Histoire de l’art marocain qui commencerait en 1914. Cette date n’a-t-elle pas quelque chose d’arbitraire ?

"100 ans de peinture au Maroc". Un beau titre, bien accrocheur, pour annoncer l'exposition inaugurale du musée. Mais voilà, l'effet passé, on s'interroge: selon quels critères la date de 1914 a-t-elle été retenue? Pour les uns, la pratique picturale a commencé beaucoup plus tard et les premiers balbutiements ne doivent pas être pris en compte. Pour les autres, s'il faut fixer une date de naissance de la peinture marocaine, c'est par les premiers séjours des peintres orientalistes qu'on devrait commencer. Je viens d'évoquer ici un aspect historique bien équivoque. Un aspect qu'il faudrait éclairer un jour, pour éviter tout amalgame qui ne servirait qu'à alimenter une polémique aléatoire, problématique et, fatalement, stérilisante.

Oui, le premier musée d'art moderne et contemporain est né. Il nous subjugue et nous interpelle. C'est qu'il implique l'identité de toute une nation, dans son présent et dans son avenir. Mais peut-on, pour autant, sous prétexte de modernité et de contemporanéité, anesthésier la mémoire ? La mémoire. Une question délicate, susceptible de soulever une polémique, d'alimenter des débats et d'amplifier des réactions plus ou moins justifiées.Et si je réagissais, à ma manière, en disant que notre rapport à la mémoire est des plus ambigus, dès qu'il s'agit de préserver les traces palpables du passé? Peut-être que nous considérons que le monde des visibles, celui des réalités matérielles et de leurs apparences est, inéluctablement, périssable et éphémère, et seule l'oralité, et l'écrit dans une certaine mesure, peuvent résister à l'anéantissement de l'oubli.

Si on prenait au sérieux cette remarque, peut-être qu'on comprendrait mieux notre défaillance par rapport à notre sens de l'archivage et de la conservation, et surtout qu'on chercherait à remédier à cette carence en prenant conscience de ce que doit, réellement, être un musée, le musée d'art moderne et contemporain.Les concepts "moderne et contemporain" semblent fermés à toute approche qui tente de s'ouvrir sur le passé. Ailleurs, où la tradition muséologique est bien ancrée dans la vie, le problème de la mémoire se pose autrement: le passé est abordé dans une logique historique bien déterminée, et le présent se définit dans une mouvance clairement établie qui tient compte, d'une certaine manière, des expériences antérieures. Et tout cela est pris en charge par des structures conséquentes, dans un net esprit de spécialisation confirmée.

Ce n'est nullement pour comparer, mais juste pour souligner la spécificité d'une interrogation insistante qui nous guette et à laquelle il faut se préparer à répondre: aujourd'hui, en 2014, que représente, pour nous, Marocains, un musée d'art moderne et contemporain? Et d'un autre côté, quelle image de notre pays, à travers son art, voulons-nous donner au monde?

Il faut prendre un temps de réflexion pour méditer sur la notion même de musée, sur le concept qui le définit, sur sa dimension artistique, culturelle, sociologique et économique... Et plus encore, quand il s'agit du premier musée d'un pays en marche sur la voie ardue du progrès, un pays qui prend son destin en main et qui se prédispose activement et efficacement à affronter les défis à venir pour rattraper le temps perdu.

Prendre le parti d’ignorer les orientalistes qui ont marqué l’art au Maroc n’est-il pas quelque part un parti-pris "contre-nature", à savoir qui va à l’encontre de l’esprit même d’universalité auquel aspire et que défend l’art?

Pour ma part, je pars de la conception que je me fais de l'art pour dire, en toute clarté et sans aucun parti-pris, qu'un artiste à le droit d'appartenir, d'une certaine manière, à la terre qui nourrit ses émotions, qui donne un sens à sa puissance créatrice et qui détermine la substance fondamentale de son œuvre. J'ajouterai encore ceci: l'identité d'un artiste n'est pas seulement géographique, elle peut et doit être assimilée à son expérience émotionnelle et affective et de ce fait même, au pays qu'il sublime et où son art s'est accompli. Je mentionne comme exemple, deux artistes américains : Rothko et De Kooning. L'un est d'origine russe, l'autre est hollandais Ne figurent-ils pas, tous les deux, à la meilleure place de l'école américaine ?D'un autre côté et pour appuyer mon approche, quel meilleur exemple citer que celui d'Eugène Delacroix dont une partie essentielle de l'œuvre est intimement liée à la terre marocaine? Delacroix marocain ? Pourquoi pas? Il suffit de penser à son œuvre dédiée au Maroc, et dans laquelle il exalte et idéalise le pays où son romantisme a trouvé ce qui manquait à son accomplissement et à sa virtualité. Une virtualité tellement touchante, qu'on doit admettre que ce serait tromper l'histoire que de faire fi d'une telle richesse.

D'autres peintres ont marché sur ses pas. Matisse, ou encore Majorelle, Edy-Legrand, Bertuchi et tant d'autres. Fascinés par la splendeur de notre pays, ils s'y sont attachés et, avec passion et talent, ils ont chanté son éclat dans un hymne magnifique, tout en couleurs et en lumière.

Ces artistes venus d'ailleurs, mais profondément enracinés par leur cœur et leur talent dans ce merveilleux pays, n'ont-il pas droit, par respect à l'art et à l'histoire, à l'admiration et à la reconnaissance? C'est une affaire d'historien, dira-t-on. Mais, dans un pays où l'art commence à faire son histoire et à asseoir sa mémoire, comment peut-on parler de modernité et de contemporanéité en l'absence d'un passé? Et là, c'est la question de la légitimité et du devenir de notre premier musée, dédié à la création, que je soulève avec insistance.

Je conclus par ce mot évocateur d'Albert Camus: "Ce qui devient toujours ne saurait être, il faut un commencement ..."

Par Bouthaina Azami
Le 18/10/2014 à 14h00