Loi sur les télécoms: raisons et enjeux d’un blocage

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Transmise au Parlement en mars 2014, la nouvelle loi sur les télécoms peine à voir le jour. Entre hésitation flagrante du gouvernement, propositions farfelues des élus et lobbying présumé de l’opérateur historique, Le360 a mené l’enquête sur ce texte de loi crucial et aux enjeux mirobolants.

Le 06/10/2015 à 13h58

«C’est un projet de loi que nous considérons comme prioritaire. Nous sommes actuellement en pleine négociation pour mettre toutes les parties d’accord afin d’aboutir à une version unifiée de ce texte à valider prochainement par le Parlement». Moulay Hafid Elalamy, ministre de l’Industrie du Commerce et de l’Economie numérique, prend son ton le plus rassurant pour évoquer le projet de loi 121-12 modifiant et complétant la loi sur les télécoms. Pourtant, de nombreux opérateurs et observateurs du secteur estiment que le gouvernement ne manifeste pas de véritable volonté pour défendre ce texte qui s’éternise dans les arcanes de l’hémicycle. Et pour cause: les enjeux de cette loi se chiffrent en milliards de dirhams où se confondent les intérêts du secteur public et privé. Pis encore, les détracteurs de cette réforme ne manquent pas d’influence et agissent vraisemblablement en coulisses pour retarder sa promulgation.

Du surplace au Parlement

«La dernière fois que nous avons essayé d’examiner ce projet en commission, nous nous sommes heurtés à un blocage qui a duré près de deux heures». L’Usfpéiste Driss Chtibi, président de la Commission des secteurs productifs à la première chambre se rappelle toujours de cette réunion mouvementée du 6 mai 2015 à la salle 8 du Parlement. «Les députés de l’opposition ont fini par voter contre sa programmation au cours de cette séance. Ils avaient un argument implacable: le délai légal de 60 jours entre son dépôt et son examen en commission parlementaire avait largement expiré», poursuit le député Chtibi qui met toute la responsabilité du retard sur le dos du gouvernement. «A plusieurs reprises, c’est le ministre qui a demandé le report des réunions de la commission consacrées à ce projet de loi», nous confie le député pour enfoncer le clou et mettre en faute l’Exécutif.

Le ministre de tutelle de son côté se justifie comme il peut: «S’il est vrai qu’une fois, j’ai demandé de déprogrammer ce texte en commission pour étudier un autre projet plus urgent, lors d’une autre réunion, ce sont les parlementaires qui ont refusé de le discuter avec un ministre déléguée», rétorque Moulay Hafid Elalamy –dont le département compte deux ministres délégués– et qui nous assure que le gouvernement ne néglige pas ce projet de texte. «Si nous l’avons présenté, c’est bien pour le faire aboutir… Sauf qu’il faut bien respecter les règles démocratiques et convaincre les parlementaires qui ont une vision différente de la réforme qui s’impose à la loi sur les télécoms», affirme le ministre de l’Economie numérique qui admet ne pas avoir de formule pour faire avancer le dossier si ce n’est de mettre tout le monde d’accord. Mais obtenir le consensus en matière de télécoms n’est pas une action simple comme un coup de fil…

Manœuvres et blocages

Le secteur reste régi par un texte réglementaire et des décrets d’application qui remontent aux années 2004-2005. Une hérésie selon les professionnels qui estiment que pour une activité où les évolutions se font à la vitesse de la lumière, un «toilettage» réglementaire est nécessaire tous les 2 à 3 ans. Le besoin d’une réforme se fait donc sentir depuis belle lurette et la rédaction d’une nouvelle loi avait ainsi démarré en 2010. Elle a été dictée par les préoccupations de la note d’orientation du secteur validée par le Conseil d’administration de l’Agence nationale pour la réglementation des télécoms (ANRT) en 2009. Mais jusque-là, l’ANRT a eu tout le loisir d’élaborer une nouvelle note stratégique (pour la période 2014-2018) sans pour autant que cette loi n’aboutisse. Celle-ci n’est arrivée au Secrétariat général du gouvernement qu’en 2012 et ce n’est que deux ans plus tard –le 20 janvier 2014 précisément– qu’elle franchit le seuil du Conseil des ministres présidé par Mohammed VI à Marrakech. Mais ce qui était censée être la dernière ligne droite pour l’aboutissement d’un texte de loi largement discuté en amont et qui a obtenu, de surcroît, le sceau royal allait se révéler une épreuve infranchissable. Une fois au parlement, le projet de loi a eu à peine le temps d’être examiné à moitié par la commission des secteurs productifs avant de connaître un parcours chaotique allant de report en report, dont le dernier remonte à cette fameuse séance du 6 mai.

Entre temps, une nouvelle manœuvre dans l’appareil législatif est venue brouiller davantage les pistes. Le 3 avril 2015, les présidents des groupes parlementaires des partis de l’opposition (Istiqlal, PAM, USFP et UC) introduisent une proposition de loi pour modifier la loi sur les télécoms. Cette nouvelle mouture n’a pas été confiée à la commission des secteurs productifs –qui se penche déjà sur le dossier– mais plutôt à une autre: celle «des infrastructures, de l’énergie, des mines et de l’environnement». Et non seulement ce texte atterrit loin de la commission légitime pour l’examiner, mais ses principales propositions se trompent de cible: c’est l’indépendance de l’agence de régulation qui est visée!

Un modèle exceptionnel

Le modèle de gouvernance actuel de l’ANRT, gendarme du marché des télécoms, est certes exceptionnel par rapport aux standards internationaux mais a démontré au fil des ans son efficacité. Avec un conseil d’administration où siègent sept ministres et cinq administrateurs indépendants «il permet à l'agence de s’impliquer dans les décisions stratégiques et rester crédible vis-à-vis du secteur», comme nous l’explique Azdine El Mountassir Billah, directeur général de l'ANRT. «Cette structure de gouvernance conçue intelligemment, il y a de cela 17 ans, l'a toujours préservé des petits calculs de la politique politicienne», poursuit El Mountassir Billah. Pour preuve, le conseil d’administration de l’Agence a toujours montré sa capacité à insuffler une nouvelle dynamique stratégique au secteur à travers des notes d’orientation qui tiennent compte des évolutions du marché des télécoms et des besoins des différents départements ministériels, sans pour autant être influencé par la couleur politique des chefs de gouvernements qui se sont succédé. L’efficacité de ce mode de gouvernance, prouvée au fil des ans, a d’ailleurs été plébiscitée, dès ses débuts, par des organismes internationaux de référence –comme la Banque Mondiale qui, un temps, érigeait le royaume en cas d’école– et a permis au secteur de rester, tant bien que mal, au diapason des évolutions technologiques.

Les partis de l'opposition proposent en revanche de réduire le nombre des administrateurs à neuf et le mode de leur désignation renvoie à un arc en ciel de couleurs politiques qui feraient que les «sages des télécoms» se neutraliseraient les uns les autres et rendraient toute prise de proposition quasi-impossible. Une approche aussi grossière que déraisonnable qui ne semble pas d'ailleurs convaincre le ministère de tutelle: «Il est vrai que certains élus désirent voir l’ANRT basculer vers un conseil d’administration collégiale et de réduire ses prérogatives aux simples aspects de régulation, mais le gouvernement va défendre jusqu’au bout la mouture qu’il a proposé de cette loi. Elle a le mérite de renforcer l’indépendance de l’Agence de manière à préserver les conditions d’une concurrence loyale au bénéfice des utilisateurs».

Un renforcement de pouvoir qui dérange

En s’attaquant à la gouvernance de l’Agence, la proposition de loi de l’opposition cherche à réduire les nouveaux pouvoirs de sanctions accordées au régulateur pour trancher avec plus de célérité et de sévérité, entre autres, les obstructions au partage des infrastructures. La proposition de loi Elalamy, révise en effet les dispositions de l’article 30 de l’ancien texte réglementaire: il donne au régulateur –à travers un Comité de sanctions comptant parmi ses membres un juge et deux experts– le pouvoir d’infliger des amendes pouvant dépasser les 2% du chiffre d’affaires des opérateurs en cas de non respect de la réglementation. Et dans la nouvelle loi, justement, on ne badine pas quand il s’agit de d’accès aux infrastructures. L’article 8 de ce texte à venir précise que «l’interconnexion et l’accès aux différents réseaux publics de télécommunications doivent être faits dans des conditions réglementaires, techniques et financières, objectives et non discriminatoires qui garantissent une concurrence loyale». Mieux encore, il accorde plus de marge de manœuvre au régulateur pour accélérer les processus de manière à mettre toutes les sociétés de télécoms sur le même pied d’égalité.

Et pour cause, la configuration actuelle des infrastructures accorde une bonne longueur d’avance à l’opérateur historique du fait de son historique de monopole public. Pour prendre l’exemple des installations de génie civil, l’ANRT estime à plus de quelque 9.000 kilomètres de lignes à partager. Or aujourd’hui, pas le moindre kilomètre n’est mutualisé dans la mesure où les tarifs proposés par Maroc Telecom à ses concurrents, en contrepartie du partage de ses infrastructures, restent dissuasifs et ce, malgré une récente décision du régulateur qui tend à clarifier au mieux le calcul du prix. Et encore, pour aboutir à cette décision, il a fallu d’interminables va-et-vient. Il suffit de se référer aux échanges cités en préambule des décisions de l’ANRT pour prendre la tonalité du niveau de collaboration de l’opérateur dont le comportement se confond souvent avec de l’obstruction. «Entre la saisine d’un opérateur, les échanges avec les différents intervenants et jusqu’à ce que l’Agence puisse prononcer une décision, s’écoule parfois jusqu’à dix mois. Avec la future loi, cela ne devrait plus nous prendre que quelques semaines», nous explique le directeur de l’ANRT pour souligner l’importance de cette future loi.

Une loi qui vaut des milliards

Les concurrents de Maroc Telecom attendent d’ailleurs ce texte réglementaire comme une délivrance pour se positionner véritablement comme challengers. «La future loi sur les télécoms doit définir de nouvelles règles favorisant l’accès à tous les opérateurs –et non seulement à Maroc Telecom– de l’infrastructure déployée pour les nouveaux logements», nous cite en exemple une source autorisée à Méditel. Même son de cloche chez Inwi dont le management a souvent souligné que «la mutualisation des infrastructures de génie civile ou des pylônes doit devenir la règle».

En revanche, chez Maroc Telecom, on refuse laconiquement de commenter les apports de cette loi estimant plutôt «qu’elle n’a pas été élaborée dans un esprit de concertation». Compréhensible quand on sait que Maroc Telecom serait le plus grand perdant de cette réforme qui devrait démanteler définitivement son monopole de fait. Concrètement, ce sont des milliards de dirhams d’activité et de bénéfices qui risquent de lui passer sous le nez. «Imaginez un peu si l’ANRT décide de lancer un appel d’offres, dans l’état actuel du marché, en usant dans le fonds du service universel pour assurer une couverture en haut débit aux 30% de la population pour laquelle il va falloir tôt ou tard assurer ce service! Maroc Telecom, de par ses infrastructures sur lesquelles elle garde une exclusivité, sera largement plus compétitive», nous explique ce professionnel du secteur, sous couvert d’anonymat.

Un lobbying discret mais efficace?

Avec l’enjeu financier que représente la réforme réglementaire de ce secteur qui génère 34 milliards de dirhams de chiffre d’affaires et dans l’absence d’explication rationnelle de son blocage au parlement, les professionnels pointent un doigt accusateur sur celui à qui profite le statu quo. «Maroc Telecom exercerait un lobbying pour défendre ses intérêts en faisant traîner tant que possible ce projet de loi», susurrent les connaisseurs du secteur qui ne manquent pas d’arguments. Primo, l’Etat est lui-même actionnaire important (30%) de cette entreprise qui verse des dividendes mirobolants et pourrait se laisser tenter par un arbitrage en faveur des contraintes budgétaires immédiates et non pas de la rentabilité du secteur dans son ensemble à long terme. Secundo, le président de Maroc Telecom est réputé tant par son influence que par sa discrétion. D’ailleurs contacté par Le360, Abdeslam Ahizoune, qui tient les rennes de la boîte depuis près de 20 ans, a refusé tout commentaire sur le sujet. Un de ses proches balaie cette «théorie» d’un revers de la main. «M. Ahizoune n’a pas le pouvoir d’influer sur le parlement», nous affirme-t-il avant d’ajouter laconiquement que si le président de la nouvelle filiale marocaine d’Etissalat «rase les murs c’est qu’il s’agit d’un projet soumis au parlement et qu’il ne veut pas interférer dans le travail des législateurs». Même le ministre Moulay Hafid Elalamy écarte l’hypothèse d’un blocage requis par l’opérateur historique le qualifiant de «fantasme».

Pourtant, il y a des indices qui ne trompent pas: au lendemain de la validation en conseil des ministres de la mouture du projet de loi, la Confédération démocratique du travail (CDT) a adressé une lettre au chef de gouvernement pour le sensibiliser au «caractère anticonstitutionnel» de ce texte de loi à propos duquel elle a appelé à «un débat national» pour éviter «la perte de 10.000 emplois directs à Maroc Telecom». Cette levée de bouclier inédite de la part du syndicat de Noubir Amaoui qui se retrouve en position de défendre le monopole, a été interprétée comme le premier mouvement de pion du puissant patron de Maroc Telecom qui aurait continué d’activer ses réseaux dans les coulisses de l’hémicycle.

Résultat des courses, parlement et gouvernement se rejettent aujourd’hui la responsabilité du retard pris dans la promulgation de cette loi. Pourtant il s’agit d’un texte crucial pour redynamiser un secteur qui a du plomb dans les ailes avec un chiffre d’affaires qui recule systématiquement depuis 2011. Et surtout, c’est l’utilisateur final qui reste otage de cette situation qui ne favorise pas la concurrence.

Par Fahd Iraqi
Le 06/10/2015 à 13h58