J’ai déjeuné avec les téléphones de mes enfants

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueJ’ai beau protester auprès de mes enfants, leur demander de modérer leur dépendance, leur expliquer le danger que cela représente, il n’y a rien à faire. Ainsi je peux dire que l’autre jour j’ai déjeuné avec leurs téléphones. C’était comme un jeu, un œil sur le plat, l’autre sur l’écran.

Le 18/01/2016 à 12h00

L’addiction au Smartphone a pris chez presque tous les utilisateurs une proportion inquiétante. Cet appareil est non seulement intelligent mais collant et ceux qui l’ont conçu ont réussi à le rendre indispensable au point où la réalité n’est plus dans la vie mais sur l’écran. Tant d’applications font que la séduction exercée en particulier sur les jeunes est de l’ordre du phénomène comme par exemple Snapchat qui consiste à partager le moindre fait et geste de sa vie, comme envoyer la photo de son déjeuner ou de sa tasse de thé.

J’ai beau protester auprès de mes enfants, leur demander de modérer leur dépendance, leur expliquer le danger que cela représente, il n’y a rien à faire. Ainsi je peux dire que l’autre jour j’ai déjeuné avec leurs téléphones. C’était comme un jeu, un œil sur le plat, l’autre sur l’écran. J’ai poussé la plaisanterie jusqu’au bout, allant jusqu’à utiliser mon appareil pour leur parler. Je suis tombé sur le répondeur, j’ai laissé le message suivant : « Allo, je voudrais prendre rendez-vous avec vous dans un endroit où il n’y a pas de connexion ; j’ai besoin de vous parler d’un sujet qui requiert attention et silence… Rappelez-moi ou mieux passez me voir une fois que vous aurez déposé votre Smartphone dans la petite boîte à l’entrée… »

Ils ont ri en me disant qu’il faut être cool et léger.

Bon, Monsieur Steve Job (Apple) a tout fait pour enchaîner tout le monde à ses gadgets. Tout est sous contrôle : de l’ordinateur au téléphone en passant pas l’Ipad, tout est enregistré, synchronisé, archivé. Mains et poings liés, nous sommes devenus des consommateurs obéissants, soumis et résignés. En plus, et là c’est très grave, nous n’avons plus de mémoire. Le Smartphone nous a pris notre mémoire, il la possède, la remplit, et la garde dans une de ses cachettes virtuelles, dans un nuage m’a-t-on dit.

Ainsi, je ne connais par cœur aucun numéro. Je suis l’obligé de mon téléphone et quand je me mets à apprendre les quelques numéros importants, je me rends compte que ma capacité de retenir s’est émoussée. On compte sur ces outils. Nous n’avons plus aucune initiative. Il en est de même des photos. J’ai vu l’autre jour un spectacle où tout le monde filmait ce qu’il voyait sur scène. Ce n’était pas une pièce de théâtre (c’est interdit), mais un concert de musique. Ce qui a fait dire au rappeur Nekfeu dans une de ses dernières chansons «Ils filment mes concerts au lieu de les vivre».

Il y a aussi cette manie de se prendre en photo avec les gens. Que deviennent ces milliers de photos ? Certes, elles sont sur l’écran, dans un beau nuage. Révolu le temps où on classait les photos en papier dans des albums en inscrivant la date et les noms des personnes et des lieux. Aujourd’hui l’imprimé et le papier sont désertés. Tout est dans quelques centimètres carrés. Si le Smartphone tombe dans l’eau ou se perd, si tout a été sauvegardé, vous retrouverez votre vie virtuelle assise bien tranquille sur un bout de nuage qui a l’avantage de ne jamais se transformer en pluie. Sinon, des millions de numéros et d’images tomberaient sur nos têtes et nous voilà de nouveau victimes du téléphone intelligent.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 18/01/2016 à 12h00